[Livre Performance Allyteams] Interview Edgar Grospiron - Ski de bosses
Ancien sportif de haut niveau en ski de bosses, Edgar a été le premier champion olympique de la discipline en 1992 à Albertville. Triple champion du monde, il est aujourd’hui conférencier en entreprise et intervient notamment sur les thèmes de la performance et de la motivation.
Participation aux Jeux Olympiques 1988, 1992 et 1994.
Médaille(s): 1 x or, 2 x bronze.
Edgar, comment étaient fixés vos objectifs sportifs ?
Il y avait deux types d’objectifs, les objectifs individuels, c’est moi qui me les fixais en accord avec Nano Pourtier qui était capitaine de l’équipe de France, et les objectifs collectifs car même si nous faisions un sport individuel, nous concourions pour l’Équipe de France et chaque nation était classée dans le cadre d’un classement mondial.
L’enjeu de notre coach était donc que chaque membre de l’Équipe de France donne le meilleur de lui-même et que les bons résultats de chacun permettent à la France d’obtenir le meilleur classement possible afin que l’équipe sorte victorieuse du classement mondial.
Ce n’était bien sûr pas le titre le plus prestigieux mais il était important car une bonne dynamique d’équipe sert à tous les individus membres de cette équipe.
Comment définiriez-vous la performance ?
Je définirais la performance de manière très simple et seulement en quelques mots. C’est un minimum d’effort pour un maximum de plaisir, un minimum d’effort pour un maximum de résultat.
Quelle est, selon vous, la plus grande performance de votre carrière ?
Sur le plan sportif, ma meilleure performance est mon titre olympique à Albertville en 1992. Sur le plan de l’émotion, je pense que c’est d’avoir été champion du monde, chez moi, à la Clusaz, sur la dernière course de ma carrière.
Au-delà de ces deux titres, je dirais sans hésitation que l’une de mes plus grandes performances est d’avoir fait preuve d’une extrême régularité. Pendant toutes les saisons de ma carrière, sauf lors d’une saison pendant laquelle j’étais blessé, j’ai toujours terminé sur le podium au classement général de la coupe du monde, ce classement étant le cumul des résultats des douze épreuves de coupe du monde de la saison, et récompensant donc la régularité.
Pour un sportif, la plus belle récompense et la plus belle performance ne sont pas de monter sur un podium, car ce n’est pas de la performance, c’est un exploit. La performance c’est d’être régulier, chaque saison, et être présent lors des grands rendez-vous.
A contrario, quelle est votre plus grande contre-performance ?
Ma plus grande contre-performance est d’être passé à côté des Jeux olympiques de Lillehammer en 1994, deux ans après avoir gagné le titre olympique à Albertville.
Je termine 3ème de ces Jeux et remporte la médaille de bronze sur une erreur de débutant, une erreur de concentration qui a pris sa source dans ma façon d’aborder cette course. J’ai abordé cette course en ayant une approche de « loser », et je l’ai payé en obtenant qu’une 3ème place.
Est-ce que la définition de la performance dans le monde du sport peut être transposée dans le monde de l’entreprise ?
Je ne sais pas car à mon sens la définition de la performance est assez personnelle, propre à chaque individu.
Dans le monde du sport, j’ai conscience que la mienne n’est pas partagée par tout le monde, donc elle ne sera sans doute pas non plus partagée par tous dans le monde de l’entreprise.
Certains pensent qu’il faut souffrir pour réussir, que la satisfaction passe par l’effort, la volonté, la souffrance. Cette définition est à l’opposé de ma façon de concevoir la performance car je pense qu’il n’est pas possible de durer, que ce soit dans le sport ou en entreprise, en étant constamment dans l’effort et la difficulté. Il faut absolument, pour durer, instaurer du plaisir et de la passion.
Quand je définis la performance comme un minimum d’effort pour un maximum de plaisir, c’est parce que je suis persuadé que c’est par le plaisir que l’on peut réussir à être régulier, le plaisir est l’ingrédient principal. Il ne faut cependant pas s’arrêter à cette affirmation et décortiquer ce qu’est le plaisir. Pour certains, le plaisir est la dilettante, faire ce que l’on veut quand on le veut, pour moi, la définition du plaisir est bien différente.
À mon sens, le plaisir c’est être exigeant sur ses forces avant de l’être sur ses faiblesses. C’est de cette manière que l’on génère du plaisir.
Le travail est donc de trouver ses forces, capitaliser dessus et les optimiser au maximum. Cela permet d’être exigeant avec soi-même tout en ayant un capital confiance important, et donc de plus travailler dans le plaisir que dans l’effort. À mon sens, on obtient des résultats supérieurs à la moyenne en travaillant de manière exigeante, sans se placer dans la spirale de la souffrance, car on travaille ce qu’on maîtrise le mieux.
Je ne comprends pas qu’on puisse dire que pour faire réussir quelqu’un, que ce soit dans le sport ou dans le monde de l’entreprise, il faille le « casser », et le faire souffrir alors qu’il est plus facile de faire performer quelqu’un en le stimulant.
L’idée de dire que c’est parce qu’on a été dur avec une personne qu’elle est bonne ne me plaît pas. Il faut que les gens aient de l’audace, pour avoir de l’audace, il faut avoir confiance en soi et en ses forces et donc avoir conscience de ses forces afin de capitaliser dessus.
Ce que je dis peut sembler banal, cependant quand on regarde le système éducationnel français ou judéo-chrétien, tout est fondé sur l’effort, on attend des gens qu’ils soient bons partout, ce qui, en pratique, relève du génie. On attend des gens qu’ils soient là où on ne les attend pas. On attend beaucoup trop donc à force de souffrir dans leurs faiblesses, ils en oublient d’être bons là où ils sont vraiment bons, ils oublient de cultiver leurs forces, leur talent, ce qui fait leur spécificité, et c’est vraiment dommage.
Si nous allons au terme de votre raisonnement, vous semblez dire qu’en instaurant un système qui a pour seule vocation de corriger les lacunes des individus et à ne pas capitaliser sur leurs forces, on construit une société avec des individus « moyens » ?
Exactement, c’est comme cela qu’on se retrouve avec des gens d’un niveau « moyen ».
En travaillant sur leurs faiblesses, les gens deviennent moyens là où ils étaient mauvais et, en oubliant de capitaliser sur leurs forces, ils deviennent moyens là où ils étaient bons.
Dans les affaires, et c’est là qu’il y a un vrai parallèle entre le sport et l’entreprise, pour réussir dans son domaine d’activité il faut se distinguer de la concurrence.
Dans la relation avec un client, il y a une part de subjectivité liée au relationnel que le professionnel a réussi à bâtir grâce à une approche qui lui est propre, spécifique, et qui fait que le client va avoir envie de travailler avec ce professionnel plutôt qu’avec un autre.
C’est également valable dans le sport, surtout un sport comme le mien qui est un sport de jugement où il y a une importante part de subjectivité, et je pense qu’on a plus envie de noter un jeune skieur qui a de l’audace, qui se distingue des autres, plutôt que se dire qu’il y a une norme et que tout le monde doit skier de manière identique.
Vous aviez annoncé, trois ans avant votre titre olympique, que vous seriez champion olympique en 1992. Ne vous êtes-vous pas rajouté une pression supplémentaire en faisant une telle annonce ?
Non, au contraire, je me suis enlevé de la pression. Si cette déclaration m’avait mis de la pression, je ne l’aurais pas faite !
J’ai fait cette déclaration volontairement, en toute conscience, pour m’enlever de la pression et pour la reporter sur mes adversaires.
Mon sport est un sport à jugement, et je voulais que trois ans avant la compétition mes adversaires sachent qu’ils se battraient pour la deuxième place.
C’était drôle d’avoir cette sorte d’influence et de constater le comportement des gens. Après cette déclaration, j’ai constaté que beaucoup de mes adversaires avaient tendance à dire que la victoire était pour moi. De plus, au cours des trois années précédant les Jeux olympiques, je les battais à l’entraînement ou en course donc j’ai inscrit dans leur tête qu’ils se battraient, au mieux, pour la deuxième place, et cela m’a enlevé beaucoup de pression car c’était moi le patron.
Lorsque l’on réécoute vos interviews de l’époque, on a le sentiment que vous preniez votre sport pour un jeu dans lequel vous saviez que vous étiez le meilleur, quitte parfois à être considéré comme arrogant par certains adversaires : comment viviez-vous cela à l’époque ?
Franchement, je ne le vivais pas mal. J’avais la chance d’avoir un entraîneur extraordinaire, Nano Pourtier. Quand j’ai su que mon sport devenait olympique, un journaliste est venu m’interviewer, il m’a dit « dans trois ans il y a les Jeux olympiques d’Albertville, tu n’as pas peur toi qui viens d’être champion du monde ? ».
Il m’a mis une énorme pression pendant l’interview, je lui ai alors répondu que je n’avais pas la pression, que je n’avais pas peur car je savais que j’allais gagner la course. Il m’avait pris pour un prétentieux, un arrogant.
Je ne vous cache pas que j’étais gêné de lire entre les lignes de son article que j’étais prétentieux et arrogant. Je suis allé voir mon entraîneur et je lui ai demandé ce qu’il pensait de cet article et de ce que j’avais dit au journaliste. Il s’est mis à rire et m’a dit que quoi que je dise je ne pourrai pas plaire à tout le monde.
Après ces propos de mon entraîneur, j’ai compris que le plus important c’était que mon projet plaise aux quatre ou cinq personnes dans le monde qui devaient adhérer à ce projet, c’est-à-dire mes entraîneurs, préparateur physique, médecin et kinésithérapeute de l’équipe. Je n’avais pas besoin que d’autres personnes y adhèrent.
Bien sûr que la famille est importante et que j’en ai eu besoin durant ma carrière, cependant ce n’est pas elle qui me faisait progresser en ski. Ma famille était importante car elle me permettait de retrouver ma place quand je rentrais à la maison, de retrouver une quiétude quand je n’étais dans un environnement hostile comme la compétition, et être pris pour ce que j’étais et pas pour ce que je représentais.
Donc ma famille était importante durant ma carrière, mais ma priorité c’était les cinq personnes avec lesquelles j’allais construire cette course olympique. Je ne savais pas comment cette course allait se dérouler, je m’étais donné trois ans pour trouver les solutions tous les jours, pour créer les conditions pour que je sois prêt le jour de la course, c’est cela l’humilité.
J’étais perçu comme une personne arrogante mais il y avait une forme d’humilité. Je savais ce que je voulais, je savais qu’il y aurait énormément de travail pour y arriver et qu’il fallait que j’emmène des gens dans mon projet, ce qui nécessitait d’avoir une vision claire de ce que je voulais, qu’ils sachent que j’étais engagé.
En disant je vais gagner, c’était ma façon de leur montrer que j’étais totalement engagé dans mon projet et que j’y croyais. Je leur ai démontré tous les jours à l’entraînement, je ne me suis jamais défilé, j’ai toujours bien fait le job, et j’ai réussi.
Aux Jeux olympiques de Lillehammer en 1994, vous êtes champion olympique sortant et terminez avec la médaille de bronze. Vous avez indiqué dans cette interview que cette 3ème place est due au fait que vous avez « abordé cette course en ayant une approche de loser ». Pourriez-vous nous en dire plus ?
L’année précédant les Jeux olympiques, j’étais blessé. J’ai profité de cette période pour me rendre à Lillehammer afin de voir la piste. En découvrant la piste, je me suis rendu compte qu’elle était facile, plate et pas très sélective, qu’elle convenait mieux à mes adversaires, notamment à JeanLuc Brassard, qu’à moi par rapport à ma technique. À partir de ce moment, je suis entré dans la croyance que la piste était faite pour Jean-Luc Brassard et pas pour moi donc j’ai abordé cette course comme un loser, en disant notamment aux journalistes que cette piste n’était pas pour moi.
Je me suis rendu compte, avec le recul, que j’avais fait exactement l’inverse de ce que j’avais fait à Albertville, c’est moi qui, tout seul, me suis placé dans la peau du deuxième ou du troisième, et non pas dans celle de celui qui allait gagner.
J’ai toujours considéré que champion c’était un état d’esprit pas un statut, et lors de cette course, je n’ai pas eu cet état d’esprit.
Quand on vous lit, vous parlez très souvent de performance et de motivation. Quel lien faites-vous entre ces deux notions ?
Je considère qu’il n’y a pas de performance sans motivation, que la performance ce n’est pas le podium mais c’est de rester sur ce podium saison après saison.
La performance s’inscrit dans la durée et il n’est pas possible d’être dans la durée sans plaisir et motivation car je la considère comme l’énergie du plaisir. Pour performer, il y a plusieurs conditions à réunir : de la réussite, du talent, de la compétence. Cependant s’il n’y a pas la motivation qui va permettre de saisir totalement sa chance et se persuader d’avoir les moyens pour avancer et réussir, on ne performera jamais.
Vous faites de nombreuses conférences en entreprise sur le thème de la motivation collective et individuelle : quels sont les principaux conseils que vous délivrez aux salariés ?
Tout dépend de la problématique que l’entreprise souhaite que je traite. Avant chaque conférence, je réalise toujours un briefing avec l’entreprise pour comprendre la situation de l’équipe, les enjeux du séminaire, les thèmes que les décideurs souhaitent aborder et les messages à faire passer.
Ces informations en ma possession, je m’adapte pour trouver le discours, les anecdotes pour illustrer, éclairer la situation.
Ce qui est génial, c’est que le sport est une école de la vie qui permet d’illustrer les situations liées au changement, à la conquête, à la rupture.
Par exemple, ces derniers mois (NDLR : Durant la période de COVID-19) nous étions dans une situation de rupture, de changement, nous étions dans l’inconnu et faisions face à notre vulnérabilité, notre fragilité en tant qu’individu. Un sportif retrouve cette sensation régulièrement durant sa carrière, notamment lors de longues blessures.
L’intérêt pour un chef d’entreprise de me faire intervenir en qualité d’ancien sportif est que je puisse éclairer, à travers mon vécu, des futurs plus ou moins proches ou des présents dans lesquels s’inscrivent les équipes auxquelles je m’adresse.
Cet éclairage transmis grâce à des exemples concrets de situations vécues durant ma carrière, apporte une meilleure compréhension, permet parfois des déclics, permet d’être moins résistant aux changements, aux situations de crise. C’est très satisfaisant pour moi de constater qu’après mes interventions les gens me disent avoir une meilleure analyse de la situation, prennent du recul, ce qui leur est profitable pour la suite de leur carrière et plus généralement de leur vie.
Vous transmettez beaucoup d’énergie durant vos conférences, c’est également ce que retiennent les gens ?
Je prends beaucoup de plaisir durant mes conférences, je n’ai pas le sentiment de forcer, que ce soit dans la préparation ou dans l’action. J’ai eu la chance de pouvoir tester plusieurs métiers et c’est celui de conférencier qui me convient le mieux. Par exemple, des métiers comme le coaching ou la formation me demandent plus d’efforts, je prends moins de plaisir et je pense que c’est moins naturel.
En conférence, je me sens dans mon élément, un peu comme lorsque j’étais sur des skis.